Le droit implacable

On s’habitue à être la « backpacker intrépide » aux yeux de son entourage, et avec le temps, on finit par y croire. Douche froide maintenant que ma prétendue bravoure m’a lâchée.

Ce matin, dans les rues de Lyon, mon esprit est sans repos. Pensées qui se succèdent à un rythme fou; projets qui s’emmêlent, se font et se défont. La serviette de papier est réduite en morceaux entre mes doigt; les plaies continuent de se creuser au coin de mes ongles. À la table de ce restaurant, sur cette place pleine de soleil, je me recroqueville sur mon cahier comme l’escargot dans sa coquille. Tout ce qui m’entoure semble rayonner d’une vie trop vive, trop perçante.

Lyon me percute. Lyon me pénètre de partout, les yeux, les oreilles, les pores de la peau.

En France, je croyais me trouver parfaitement à mon aise. Sa langue est ma langue; sa culture est de famille, comme cette cousine éloignée qu’on a rencontrée une fois à Noël. Naïve, j’imaginais ses villes élégantes et soignées, raffinées jusqu’au bout des ongles… Bien sûr que non. Lyon a un côté traqué : ses bâtiments en cube de béton, brûlés par le soleil, se suivent le long de la Saône industrieuse. Je suis arrivée le soir, par le métro. Le quartier m’a semblé délabré, je me suis inquiétée; au même moment, un homme s’est avancé pour me vendre quelque chose. Voilà, il n’en fallait pas plus. Le malaise a pris.

Disparu, le compagnon masculin du début de mon voyage, près de qui je pouvais babiller en public comme un oisillon. À présent, seule à Lyon, je maudis mes tenues : moi qui voudrais passer inaperçue, je n’ai, en guise de camouflage, que des running shoes rose fluo et un sac de toutes les couleurs. J’essaie de feindre la confiance : marcher d’un pas décidé, soutenir les regards juste assez longtemps pour qu’on n’y voit pas d’invitation. Malgré cela, les yeux semblent s’attarder sur moi. J’imagine que ma peur est transparente : sûrement, elle irradie de mon corps, se flaire à cent à l’heure. Que personne ne me parle!

On s’habitue à être la « backpacker intrépide » aux yeux de son entourage, et avec le temps, on finit par y croire. Douche froide maintenant que ma bravoure m’a lâchée. C’est aussi arrivé à Athènes. À Katmandou, l’effroi ne s’est jamais vraiment dissipé : toujours, j’ai arpenté les rues le coeur dans la gorge, agressée par les scooters à éviter, les vendeurs insistants, les hommes qui me dévisageaient sans gêne.

D’où me vient cette peur sans objet?

Femme, voyageuse, seule : trois mots qui, dans l’esprit collectif, conjurent systématiquement la notion de danger. Faut-il alors s’étonner que, bien que j’aie choisi de refuser cet acoquinage, celui-ci ait pu laisser ses traces? Tout voyageur éprouve parfois la peur, en déséquilibre face à l’incertitude, la différence, l’esseulement. Or, la crainte d’une femme est complexifiée par les récits victimisants dont elle est régulièrement l’objet. Bien simplement, je suis accompagnée par la menace diffuse de mon genre, qui me dépeint obstinément dans l’impuissance.

Ce stéréotype brille dans la rue. Selon l’imaginaire collectif (et malheureusement, les pires cas), la rue est le théâtre d’actes de violence : toucher intrusif, viol, meurtre. Au quotidien, les rencontres sont plus souvent banales, mais contribuent également au sentiment d’aliénation : être dévisagée, sifflée, draguée sans y avoir participé autrement qu’en assouvissant un désir de se déplacer du point A au point B. En somme, dans la rue, ma tranquillité peut à tout moment être rompue par un contact non sollicité, plus ou moins intrusif selon les aléas du sort. Or, quand je peine déjà à m’adapter, l’appréhension de cette possible rencontre, de l’inconnu aux intentions cachées, est le fardeau de trop.

Même le flirt ordinaire fait partie de ma crainte. Pourquoi donc? Si on me drague, si on m’invite à aller quelque part, il me suffit de refuser, non? C’est qu’en plus de la peur d’être agressée, je porte paradoxalement le devoir féminin de « gentillesse » – sourire lorsque l’inconnu m’aborde, m’intéresser à ce qu’il dit, décliner ses avances avec des pincettes pour ne pas avoir l’air bête (et ça, c’est quand j’arrive à dire non). Insistera-t-il, devrai-je me montrer ferme et ressentir ensuite de la culpabilité à l’idée d’avoir été injuste? Qu’on me parle sans arrière-pensée, pour le simple plaisir d’échanger avec moi, je ne demande pas mieux – mais combien de fois, à la fin d’une conversation d’apparence innocente, a-t-on voulu me faire l’accolade, me demander mon numéro ou m’inviter pour un verre? Combien de fois, en réalité, espérait-on tirer quelque chose de moi?

J’ai décidé de faire autrement.

J’ai décidé d’étouffer la petite voix, tenace, qui chuchote que je ne suis pas à ma place dans ces rues, en territoire hostile où la vigilance est de mise. Analyser ma démarche, mes gestes, mes regards : non, plus question de m’accorder la faute. Si quiconque m’importune quand je ne suis pas d’humeur, c’est bien simple : je lui fais la peau. Je le foudroie des yeux. Je le bouffe tout cru et personne ne s’en étonnera, puisque je suis dans mon droit d’exiger, si je le souhaite, qu’on me fiche la paix.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là – car s’il est vrai que le voyage m’apprend à affirmer mes limites, il m’apprend aussi à m’ouvrir. Ce jour-là, la peur a été remplacée par une douce insouciance.

Devant le comptoir du restaurant, je constate que j’ai oublié mon portefeuille à l’auberge. Niaiseuse! Pas d’argent pour payer. Lorsque je confie à la gérante ma bêtise, son expression se trouble à peine; je peux revenir régler quand je le souhaite, me rassure-t-elle. Elle m’indique un large pot de fleurs à l’extérieur, je peux y laisser un billet. Ou bien, sa copine travaille à la pharmacie d’en face, je peux le lui confier. « Je te fais confiance », dit-elle simplement. J’apprends qu’elle est originaire de Tunisie et qu’elle s’appelle Farah.

Je te fais confiance. Pourquoi voyager seule, demande-t-on souvent? Pour ça. Pour ces petits miracles de la générosité spontanée, ceux qui nous tombent dessus lorsqu’on s’expose entièrement non pas à la malveillance des autres, mais à leur bienveillance. Par son geste, cette femme m’a accueillie chez elle, m’a signifié que j’y étais la bienvenue. Elle m’a donné Lyon, et la Saône, et le droit implacable de m’y promener en reine.

4 commentaires sur “Le droit implacable

  1. Bonjour Laura
    Magnifique lecture ce matin…Ce monde est rempli de mystère mais dans chaque situation il y a parfois une belle surprise que la vie apporte!!
    Continue d’ouvrir ton cœur …crois en toi et tes rêves!
    Apprécie et profite de cette si belle expérience…
    Bon voyage belle Laura
    Je pense à toi xxx
    😘😘

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    1. Bonjour Marie-Claude – désolée d’avoir mis tout ce temps à te répondre, je viens tout juste de trouver ton commentaire sur WordPress! Merci pour tes mots d’encouragement et ta lecture, c’est très apprécié ❤️ Je suis bien d’accord avec toi, il y a quelque chose à apprendre de chaque situation, j’essaie toujours de me le rappeler lorsque je voyage. J’ai hâte de revenir pour partager tout cela en famille, je pense souvent à vous. Merci encore, je t’embrasse fort xoxoxo

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  2. On voit l’impact d’un élément positif qui vient mettre en contraste une journée passée dans l’inconnu. Le texte coule bien et j’y retrouve les souvenirs d’une journée heureusement terminée à écouter des enfants jouer sur la plage. Ton vocabulaire est propre, avec un mot familier de temps à autre pour accrocher l’œil. Ta syntaxe, particulièrement tes pauses et virgules donnent au lecteur l’impression de rechercher son souffle, comme quelqu’un stressant en arrivant dans une roue moins éclairée que prévue. Félicitations.

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    1. Bonjour Francis – cette analyse en profondeur est ma foi très encourageante! Désolée d’avoir autant tardé à te répondre, les commentaires m’avaient échappé sur WordPress. Je suis bien contente que le texte t’ait plu, et qu’il ait réussi à transmettre l’émotion voulue – j’apprécie aussi que tu y aies reconnu une part de ton vécu, je crois que c’est pour moi le plus important! Merci pour ta lecture et d’avoir pris le temps de m’écrire 🙂

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